Page 153-154-155
Les prisons de C.V.
Le premier de mes jeunes camarades, c'est le petit Henri Perrin,
dit C.V. Un grand scout aux yeux clairs, au regard droit. C'est
lui qui m'a dit avant tous les autres :
- Il faut faire quelque chose ! Il faut faire tout ce qui est
possible.
Il a fait tout ce qu'on croyait humainement impossible. Il est
revenu du camp de Buchenwald. Nous le croyions mort et il aurait
du être en effet fusillé plusieurs fois. Il est arrivé dans
sa tenue de bagnard. Ils lui avaient tatoué sur le bras un numéro
de six chiffres, car avant de connaître Buchenwald, Henri a
connu Auschwitz.
Nous n'avons vraiment cru
à son retour que lorsque nous l'avons vu apparaître, un beau
matin, sur le marchepied du wagon, si pâle et si amaigri, les
yeux encore plus brillants sous ses cheveux rasés, un peu voûté
aussi. Et sa première parole a été : " Et maintenant, qu'est
ce qu'on fait ?" son père m'a dit : - J'ai envie de lui
répondre : " Et maintenant, on va se coucher !" Mais
je n'ose pas, car j'ai peur qu'il m'injurie.
Avant Auschwitz, avant Buchenwald, la vie d'Henri Perrin n'a
été qu'une suite ininterrompue d'emprisonnements et de libertés
provisoires. Sa première arrestation date de 1942, une arrestation
bête.
Avec "Latour" et "Cadum", C.V. était en
train de préparer la manifestation du 1° Mai : ils badigeonnaient
consciencieusement les murs au goudron et à l'acide, en lettres
hautes de un mètre cinquante : "Résistez ! V, croix de
Lorraine, Laval au poteau !" C'était peut-être enfantin,
mais en fait, c'était tout de même une prédiction, le V, et
aussi le poteau pour Laval.
Une ronde d'agents, et voila une partie de notre équipe sous
les verrous. Ce n'est pas bien grave : Henri en sort trois mois
plus tard, après avoir connu les prisons de Saint-Etienne et
de Clermont.
En revenant, il me dit simplement : - Me revoilà ! Qu'est-ce
qu'on fait ?
Et cette fois, il se met à du travail sérieux : il lâche la
propagande-diffusion de journaux, et devient Responsable régional
du N.A.P.-Fer, chargé du sabotage des vois ferrées. Moi je le
perds de vue, car c'est à mon tour d'aller en prison pour quinze
mois. Mais je sais que ce catholique, pour qui les préceptes
du Christ font loi, se promène avec ses plans de destruction
et sa valise bourrée d'explosifs. Et je sais aussi qu'il ne
répugne à aucun contact pour obtenir toutes les informations
qu'exige de lui son Réseau de Renseignements. Dans notre cellule,
nous suivons ses prouesses et à chaque coup bien monté, nous
battons des mains, comme des enfants. Car notre solidarité traverse
les murs les plus épais de nos cachots. Nous savons que nous
le retrouverons un jour si nous avons de la chance, et nous
savons aussi, car nous ne sommes pas fous, qu'il faut avoir
de la chance.
Henri Perrin est arrêté encore, juste le temps de connaître
d'autres caves, d'autres trous, d'autres cercueils de pierre,
d'autres barbelés. Il en sort à nouveau, reprend le combat ;
Il murmure seulement avec philosophie :
- A la paix, j'éditerai un guide des bonnes prisons, pour la
prochaine fois. Comme ça, les copains de l'avenir pourront faire
leur choix: et on ne sait jamais : cela pourra peut-être leur
servir.
Et puis un jour, catastrophe ! Il est cerné à un rendez-vous
:
- Haut les mains ! Ici, Barbie, chef de la Gestapo de Lyon.
Vous êtes fait , mon petit !
Car c'est Barbie lui-même qui s'est déplacé pour l'arrêter.
Vingt-quatre heures après, la nouvelle nous parvient dans notre
prison :
- Un message pour toi Jean : le petit C.V. est arrêté.
Pauvre môme !
Mais le môme s'en tire fort élégamment :
- Allez, avoue ! Tu vas être fusillé, torturé. Qu'est ce que
tu fais dans la Résistance ?
- Moi ? Je suis agent de liaison de "France d'abord",
mais je ne sais rien d'autre : j'assure mes liaisons à des rendez-vous
que je vais vous indiquer.
Et il donne cinq ou six points de chute déjà grillés. Barbie
lui même s'y trompe... Belle jeunesse diabolique et pure !
Il connaît le sinistre fort de Montluc. On lui apprend que j'en
suis déjà parti. Il dit : " Dommage ! on se manque toujours
de justesse ..."
Et puis, il connaît Fresnes, Compiègne et le transport affreux
pour Auschwitz, à plus de cent par wagons à bestiaux . on le
tatoue, on le rase des pieds à la tête on le passe à la désinfection
et on le laisse ensuite croupir dans les charniers à ciel ouvert
d'ou les Américains ont fini par l'extraire . Et il est revenu,
toujours le même, et il a dit :
- Qu'est ce qu'on fait ?
Puis :
- Ou sont passés les copains ?
Et il a sauté de joie, comme un gosse qu'il est resté, en apprenant
que nous n'étions pas morts. |